Pleine nature
Sculpture ou peinture ? Pourquoi choisir quand les œuvres de Tomomi Yano et d’Olivier Aubry ont tant en commun dans leur exploration de l’énergie du vivant. Ne pas choisir, c’est la chance que nous offre l’exposition réunissant céramiques de l’une et huiles sur toile de l’autre.
Deux pratiques complémentaires pour un dialogue riche à partir de la sobriété : dire beaucoup avec peu est une préoccupation partagée par les deux artistes. L’économie de moyens et d’effets caractérisent ces œuvres en quête de densité. Qu’il s’agisse des formes robustes et franches des céramiques de Yano ou de la profondeur des monochromes d’Aubry, tout n’est qu’éloquente simplicité qui nous fait ressentir la beauté des choses imparfaites, éphémères et modestes et nous rappelle le wabi-sabi japonais, offrant au spectateur un sentiment de plénitude et de paix.
Cette intensité, humble mais puissante, est celle de la nature dont chaque œuvre est un souvenir : un témoignage du vivant. Pour mieux en parler, Aubry et Yano transcendent l’apparente opposition de la représentation et de l’abstraction. Chaque œuvre s’inspire manifestement d’un morceau de nature ou de paysage que l’on reconnaît sans pouvoir le désigner avec certitude, et s’en éloigne pour ne garder que la puissance évocatrice, et nous perdre dans un dédale de sensations où tout est à la fois étrange et familier.
Cet hommage au vivant et à la nature est issu d’un dialogue entre liberté et contrainte, spontanéité et travail de précision. Ainsi des céramiques de Yano : nées d’un papier découpé avec la liberté de l’insouciance, ses pièces finales résultent d’une analyse formelle de détail pour réussir le saut vers la troisième dimension. Du feuillet à la terre, de la découpe au modelage, de la légèreté à la pesanteur, une magie s’opère qui parvient à faire se dresser un volume généreux, à la fois trapu et fragile dans son équilibre étiré, tel un ikebana aérien défiant l’attraction terrestre. Chaque sculpture de Yano procure ce trouble qui paradoxalement nous apaise : il y a un poids mais il s’efface au contact du regard, il y a la matière mais elle est chargée de vide, il y a la forme mais elle parle d’une couleur, il y a une présence mais elle évoque ce qui n’est plus là.
A sa manière, Aubry opère un miracle comparable avec la construction de ses monochromes vivants : libre de toute observation (il ne voit pas la nature qu’il peint : on la lui raconte), il ose faire rentrer cette nature dans un cadre, restitue sa vibration avec celle d’une teinte unique née de la multiplicité des couches chromatiques superposées et celle des traces qu’il grave dans l’épaisseur de la couleur, juste avant qu’elle ne sèche tout à fait. Là aussi, un geste léger forme le premier pas – une série de dessins spontanés sous la dictée (le paysage raconté) – puis le choix d’un croquis pour en faire une toile : une savante construction de l’épaisseur picturale dans laquelle s’inscrit un geste final rapide, entre écriture et dessin, parsemant l’espace coloré de silhouettes ou vues en plan de traces signifiantes mais incertaines, prêtes à muter et s’animer.
Pour produire la vibration de leurs œuvres, Yano comme Aubry travaillent aux limites et en tension : limite de l’équilibre et de la fragilité sous pression de la pesanteur, limites du reconnaissable, limite d’une couleur évoquant déjà une autre, limites du cadre qui fait d’une nature un territoire, tensions entre les formes et au sein d’elles où chaque plein existe par le soutien d’un vide, et réciproquement... tout un jeu subtil de continuité énergétique qui figure le souffle du Ma japonais, un vide plein de sens, et cherche à nous faire entendre la pulsion paisible du vivant, composante et quête essentielle tant des sculptures de Yano que des monochromes griffés d’Aubry.
Alors, en volume et en plan, en terre et en toile, en émaux et en pigments, s’exprime pleinement la vie des formes, des traits et des couleurs, pour notre plus simple émerveillement, nous laissant reconnectés à nous-mêmes et à notre nature.
Thierry Dupas